Réduire l’externalisation pour favoriser un approvisionnement durable
Il est difficile d’intégrer les principes de développement durable dans des chaînes d’approvisionnement mondiales complexes. C’est pourquoi certaines entreprises choisissent d’assurer la production à l’interne plutôt qu’à l’externe.
De plus en plus d’entreprises considèrent que les pratiques des fournisseurs au sein de leurs chaînes d’approvisionnement s’inscrivent dans leurs efforts de développement durable ou de RSE. Elles s’attendent à ce qu’ils traitent les travailleurs équitablement et qu’ils mettent en œuvre des pratiques respectueuses de l’environnement. Cependant, ces objectifs peuvent être difficiles à atteindre dans le monde complexe des chaînes d’approvisionnement mondiales à plusieurs niveaux.
C’est pourquoi les entreprises soucieuses du développement durable délaissent de plus en plus l’externalisation au profit de l’intégration verticale. L’intégration verticale consiste à regrouper au sein d’une même entreprise des étapes de production normalement exploitées par différentes entreprises.
Cette approche va à l’encontre de la tendance générale en matière de stratégies des chaînes d’approvisionnement mondiales. Elle signifie que les activités sont effectuées à l’interne et que la chaîne de valeur est parfois extrêmement localisée. En voici un exemple :
En 2015, le géant suédois de l’ameublement IKEA a acheté une forêt en Roumanie. Pour la première fois, IKEA allait gérer ses propres opérations forestières. L’entreprise a expliqué que le fait de posséder et d’exploiter des forêts l’aiderait à garantir un accès à long terme à du bois géré de manière durable.
Auparavant, IKEA faisait appel à des fournisseurs pour obtenir des matériaux durables. Pour le bois, l’entreprise s’appuyait sur la certification (achat de produits approuvés par le Forest Stewardship Council) et les audits de ses fournisseurs. Ces stratégies ne lui ont toutefois pas épargné les problèmes d’approvisionnement en bois non durable.
En achetant la forêt roumaine, IKEA a pris directement contrôle d’au moins une partie de ses matériaux. L’entreprise envisageait une chaîne de valeur étroite, et prévoyait d’utiliser une partie du bois de cette forêt pour fabriquer localement des meubles destinés au magasin IKEA de Bucarest.
Mes collègues Rajat Panwar (Appalachian State University), Jorge Tarzijan (Pontificia Universidad Catolica) et moi-même avons étudié cette évolution vers l’intégration verticale. Nous avons examiné un ensemble de données multisectorielles portant sur 278 entreprises membres du S&P 500 pour la période de 2002 à 2014. Nous avons mesuré leur performance en matière de RSE à l’aide des résultats ESG de la base de données Thomson Reuters ASSET4, et nous avons mesuré l’intégration verticale au moyen du ratio valeur ajoutée/ventes des entreprises[1].
Nous avons constaté que les entreprises axées sur la RSE ont en moyenne moins recours à l’externalisation et davantage à l’intégration verticale. Lorsque les entreprises présentent une performance en matière de RSE supérieure à la moyenne de leur secteur, leur niveau d’intégration verticale augmente en moyenne de 3 %. Pour les sociétés du S&P 500, cet engagement peut représenter plusieurs milliards de dollars.
La conception de notre recherche ne permet pas de déterminer avec certitude le sens de la relation. Nous pourrions être en présence d’un cercle vertueux, où des performances élevées en matière de RSE nécessitent davantage d’intégration verticale, ce qui augmente les performances en matière de RSE à l’avenir. Nous pensons qu’il est probable que les coûts et les risques liés à la surveillance de la chaîne d’approvisionnement sont devenus si élevés que les entreprises soucieuses de leurs performances en matière de RSE choisissent d’augmenter la proportion de leurs activités effectuées à l’interne.
Dans la suite de cet article, nous décrivons les avantages et les inconvénients de l’intégration verticale et une avenue supplémentaire pour améliorer la RSE dans la chaîne d’approvisionnement. Plus précisément, nos recherches montrent que les entreprises qui entretiennent des relations de collaboration et de confiance avec leurs fournisseurs peuvent être en mesure de maintenir leurs chaînes d’approvisionnement mondiales autant que leur performance en matière de RSE.
Pourquoi les entreprises optent pour l’intégration verticale
L’externalisation mondiale peut créer des avantages économiques et concurrentiels considérables pour les entreprises. Mais puisque leur responsabilité à l’égard de la société et de l’environnement s’étend de plus en plus à l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement, elles doivent relever le défi de mettre en œuvre une RSE durable au niveau de la chaîne d’approvisionnement.
Ce n’est pas chose facile. Prenez l’épisode du Rana Plaza en 2013, où l’effondrement d’un immeuble de huit étages dans la capitale du Bangladesh avait tué environ 1 130 personnes et en avait blessé des milliers d’autres. La réputation de certaines marques de mode mondiales, comme J.C. Penney et Walmart qui y sous-traitaient leur production, en a souffert car elles ont été tenues responsables des conditions de travail dangereuses.
La plupart des entreprises mondiales ont du mal à surveiller ce type de risques liés aux chaînes d’approvisionnement. Dans une enquête portant sur 1 700 entreprises mondiales, seules 19 % ont déclaré avoir connaissance des actions des membres de leur chaîne d’approvisionnement. Les outils traditionnels, comme les audits, sont souvent inefficaces, biaisés et sujets à des intérêts particuliers.
C’est pourquoi un nombre croissant d’entreprises déclarent que leur engagement en faveur de la RSE de la chaîne d’approvisionnement les a amenées à intégrer verticalement leurs activités. En voici quelques exemples :
Ferrero, l’entreprise mondiale de confiserie, a acquis en 2014 le plus grand exportateur de noisettes de Turquie, Oltan, afin de garantir la qualité d’une matière première essentielle dans nombre de ses produits, comme le Nutella. Les dirigeants de Ferrero ont déclaré que « cette acquisition favorisera l’engagement de responsabilité sociale de Ferrero à l’égard des pratiques agricoles durables ».
Symrise, le fabricant de parfums et d’arômes, a intégré verticalement sa production de vanille à Madagascar en 2019 dans le but de « s’approvisionner en toute sécurité en vanille naturelle de haute qualité, en assurant une traçabilité complète des gousses de vanille et des arômes associés, (...) et d’améliorer les conditions de vie des agriculteurs partenaires locaux ».
La COVID pourrait donner un nouvel élan à la tendance à l’intégration verticale. Comme le soutient mon co-auteur Rajat Panwar dans un article récent publié dans la California Management Review, la pandémie a révélé la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement mondiales aux risques de santé publique, ainsi qu’aux préoccupations traditionnelles en matière de RSE.
L’intégration verticale peut aussi poser ses défis
Pourtant, une plus grande intégration verticale ne constitue pas une solution miracle aux défis de RSE de la chaîne d’approvisionnement. L’intégration verticale peut créer son lot de problèmes pour une entreprise, car le suivi des activités internes peut également devenir une tâche complexe et fastidieuse. Les entreprises peuvent renoncer à ce suivi en raison de contraintes financières ou techniques.
Par exemple, les entreprises qui optent pour l’intégration verticale doivent être prêtes à gérer un plus grand nombre d’employés et à répondre à leurs besoins de formation et de perfectionnement. Tout comme les fournisseurs, les employés ont besoin d’être formés aux questions de développement durable.
Lorsqu’elles internalisent les activités de la chaîne d’approvisionnement, les entreprises doivent également disposer des compétences techniques nécessaires pour faire respecter les normes environnementales dans le cadre de leurs activités. Il est parfois compliqué de maîtriser les divers processus et normes environnementaux.
En raison de ces limites, même les entreprises ayant les normes de RSE les plus élevées devront externaliser certaines activités. Lorsque votre entreprise décide quelles activités elle doit externaliser, donnez la priorité aux domaines où :
La différence de coûts est fortement en faveur au recours à des fournisseurs externes (par exemple, en raison des capacités techniques requises).
Il est plus facile de contrôler l’engagement en matière de RSE des fournisseurs que de développer la capacité de contrôle interne de votre entreprise.
Le suivi est moins déterminant, soit parce qu’il ne s’agit pas d’une activité essentielle pour l’entreprise, soit parce que les fournisseurs sont connus pour leur engagement en matière de RSE.
Si vous maintenez des chaînes d’approvisionnement mondiales, resserrez les liens
Pour les entreprises qui ne souhaitent pas accroître l’intégration verticale, une autre avenue pourrait être possible. Selon notre étude, les entreprises qui sont en mesure d’entretenir des liens de collaboration et de confiance avec leurs fournisseurs sont moins susceptibles de réduire leur recours à l’externalisation. Ces relations sont généralement fondées sur l’établissement d’objectifs communs, l’adoption de normes de RSE mutuellement acceptables, la formation du personnel et l’élaboration de processus logistiques.
Les entreprises qui adoptent cette approche approfondissent les relations sociales tout au long de la chaîne d’approvisionnement; elles favorisent l’échange d’informations et l’engagement dans la résolution mutuelle des problèmes, et facilitent l’adaptation à des relations d’approvisionnement efficaces et à long terme. Une collaboration aussi étroite avec les fournisseurs permet de surmonter les difficultés posées par les chaînes d’approvisionnement mondiales.
Les entreprises doivent être à la fois vigilantes et confiantes : elles doivent renforcer les mécanismes de contrôle d’une part, et les liens d’autre part. Grâce à cette approche, les entreprises peuvent tirer profit des avantages de l’externalisation mondiale tout en réalisant une performance élevée en matière de RSE.
Ces deux stratégies peuvent améliorer la RSE dans la chaîne d’approvisionnement
Pour revenir à IKEA : ces dernières années, l’entreprise semble avoir opté à la fois pour l’intégration verticale et des liens étroits avec ses fournisseurs. En 2020, IKEA possède 613 000 acres de terres en Europe et en Amérique, et elle s’est engagée à « gérer nos forêts de manière durable tout en atteignant nos objectifs d’affaires ». Parallèlement, l’approche de l’entreprise à l’égard des fournisseurs met l’accent sur des relations à long terme et à volume élevé, par exemple en leur offrant un financement, une formation pratique et le soutien d’équipes spécialisées en développement durable.
Aujourd’hui, les entreprises savent que les décisions en matière d’approvisionnement ne se limitent pas à des critères économiques. Les préoccupations concernant des questions sociétales plus vastes, qui se reflètent dans les performances en matière de RSE, influent également sur les stratégies d’approvisionnement. Nous espérons que notre étude aidera les entreprises à trouver un équilibre entre leurs priorités stratégiques et leurs obligations sociétales.
Lire l’article
Murcia, M.J., Panwar, R. et Tarzijan, J. 2020. Socially responsible firms outsource less. Business & Society.
À propos de l’auteur
Maria Jose (Majo) Murcia est professeure adjointe à l’IAE Business School et à la Facultad de Ciencias Empresariales, Universidad Austral, Argentine. Elle est également professeure invitée à l’Université de Colombie-Britannique, au Canada. Elle a obtenu un diplôme de premier cycle en économie à l’Université de Buenos Aires (cum Laude), un MBA à l’IAE Business School, Universidad Austral (Summa cum Laude) et un doctorat à l’Université de Colombie-Britannique, Canada. Elle mène des recherches dans les vastes domaines de la stratégie et de la gestion durable des entreprises, publiées dans des revues telles que Business & Society, Journal of Business Ethics, Management Learning, entre autres.
[1] Une note sur la méthodologie : Nous avons mesuré l’intégration verticale (par opposition à l’externalisation) en utilisant le ratio valeur ajoutée/ventes des entreprises. Ce ratio représente la proportion de valeur générée par l’entreprise à l’étude par rapport à la valeur totale des ventes, qui est générée à la fois par l’entreprise à l’étude et par tous ses fournisseurs en amont.